Le corps offert en parure à la Dame : sur un « poème d’amour » d’Agrippa d’Aubigné

par Patricia Eichel-Lojkine, université de Montpellier III

Le poème « À Diane » du jeune d’Aubigné [1] est un long poème de 210 vers, très impressionnant par son ton macabre et par la transformation qu’il fait subir au thème traditionnel de la parure de la Dame. Écrit en alexandrins à rimes plates, il a été composé peu après la blessure reçue par le poète-combattant dans une hôtellerie de la Beauce, alors qu’il était soigné par Diane Salviati en novembre-décembre 1572 (d’après le récit de Sa Vie à ses enfants). Théodore Agrippa d’Aubigné a vingt ans, il vient de commencer la rédaction des cent sonnets (l’Hécatombe à Diane), ainsi que des stances et des odes qui devaient composer le recueil du Printemps [2] ; il s’est éloigné de Paris en août 1572, ce qui lui a permis d’échapper à la Saint-Barthélemy, mais non à la grave blessure consécutive à une chevauchée en Beauce qui lui vaut de rester plusieurs mois suspendu entre la vie et la mort, avec Diane Salviati à son chevet, juste avant que ne soient rompues leurs fiançailles.

Le mouvement du texte

Le poème débute, de manière attendue, en mêlant le thème de la proximité de la mort et l’expression de la reconnaissance pour la femme qui adoucit les derniers instants de l’amant :

« Encor le Ciel cruel à mon dernier secours
M’a prolongé la vie et la force des jours,
M’a fait toucher le port et la fin desirée.
O plaie, mon bonheur, qui n’etes desserrée [3]
Que dans le doux giron de ma Dianne, afin
Que ses yeux et ses pleurs accompagnent ma fin. » (v. 1-6)

D’autres thèmes prolongent sans surprise l’évocation oxymorique de la plaie bienheureuse : ainsi la mort recherchée, qui apporte le soulagement et la liberté comme l’arrivée au port après une tempête (v. 19-35), ce qui induit une méditation sur le paradoxe de la mort plaisante (v. 36-74).

Puis apparaît le thème du don de sa personne à la Dame une fois qu’il sera mort (v. 75 à 210). Le poète prend en quelque sorte la place de Dieu. Son esprit, d’abord, veillera sur elle, la surveillera « pour garder que son pied tendre ne glisse pas » (v. 86) ; on reconnaît là un écho du psaume 91 (ps. 90 dans la Vulgate), Qui habitat in adjutorio Altissimi, dans lequel « le prophete chante en quelle seureté vit, et de combien de maux est exempt celuy, qui d’une ferme fiance se submet du tout à Dieu ». Le poème de d’Aubigné paraphrase ainsi les versets 11 et suivants de la traduction de Marot [4].

Devenu à proprement parler l’ange gardien de la Dame, le poète la conseillera également en lui procurant une sorte de don de divination (« Tout ce que mon esprit dira divinement/ Ne desmentira point son juste evenement », v. 93-94).

Ces paroles consolatrices et ces offres chevaleresques prennent un tour beaucoup plus insolite dans le groupe de vers 95 à 210, lorsqu’on passe des bienfaits qu’apporte l’âme envolée à ceux que pourrait procurer un corps déserté par la vie :

« Sus ! que mon ame doncq’ aille servir son ame
Et que ce cors ne soit inutille à sa dame. » (v. 95-96)

Dans la centaine de vers qui suit, d’Aubigné imagine un réemploi macabre de son corps, chaque partie en étant offerte en parure à la Dame : ses yeux pour en faire des diamants, ses dents des perles... Le sacrifice de soi n’est plus seulement spirituel, mais matériel, corporel. Le mouvement du poème nous mène donc du bonheur de mourir dans les bras de l’aimée au grief voilé qui est fait à une Dame sans merci d’infliger des tortures sadiques tout en soignant.

Ce passage n’a pas manqué de retenir l’attention de la critique récente. Frank Lestringant y voit la mise en place de motifs qui seront repris dans le célèbre passage de « La Chambre dorée » (Les Tragiques, III, v. 175-226) où le Palais de Justice est vu comme « un vaste palais d’ossements où des juges cannibales et vampires boivent le sang humain dans les crânes des protestants suppliciés [5]. » Le critique met en valeur l’idée, déjà présente dans la thèse d’André Baïche, d’un imaginaire commun quand on passe du Printemps aux Tragiques, d’une continuité de la poésie profane et de la poésie sacrée grâce à cet imaginaire [6]. Mais on pourrait insister tout autant sur la différence de contextes entre notre poème et « La Chambre dorée », même si les motifs semblent proches (les crânes et les os des « orphelins occis » servent d’objets décoratifs qui parent les buffets comme les restes du poète seront une parure pour la Dame). Le poème qui nous intéresse appartient à la poésie lyrique et érotique, et il pose donc le problème de la relation à l’autre : il est certain que se trouve pervertie la relation équilibrée avec l’autre, mais il est visible aussi que ce n’est pas uniquement dans le sens de l’inégalité courtoise (l’amant étant l’humble serviteur d’une Dame-déesse) : ce code semble détourné par d’autres fantasmes.

Gisèle Mathieu-Castellani, pour sa part, nous apprend que cette perversion de la relation à l’autre relève principalement d’un pacte sado-masochiste [7], mais son étude porte surtout sur les sonnets de l’Hécatombe à Diane. On se demandera si ce n’est pas plutôt ici la perversion fétichiste qui se fait jour avec le thème de la parure, dans la continuité d’un sado-masochisme qui ne surprend plus le lecteur depuis que la critique a multiplié les exemples de liaisons entre littérature et cruauté sado-masochiste [8].

[1] Reproduit dans Agrippa d’Aubigné, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. crit. H. Weber, Poésies diverses, II, pp. 320-325.

[2] Le Printemps ne fut édité qu’au XIXe s.

[3] « ouverte »

[4] « Car il fera commandement/ À ses Anges tresdignes,/ De te garder songneusement,/ Quelque part que chemines./ Par leurs mains seras soubz levé,/Afin que d’aventure/ Ton pied ne choppe, et soit grevé/ Contre la pierre dure » (Clément Marot, Cinquante pseaumes de David, éd. crit. G. Defaux, Champion, 1995, p. 191).

[5] Agrippa d’Aubigné. Les Tragiques, PUF, études littéraires, 1991, pp. 100-101.

[6] A. Baïche, La Naissance du baroque français. Poésie et image de la Pléiade à Jean de la Céppède, Toulouse-le-Mirail, 1976, p. 263 : « Qu’il s’agisse de chanter Dieu ou sa maîtresse, d’Aubigné se sert du même registre métaphorique : non par calcul, mais parce que la différence des thèmes n’entame pas l’homogénéité de la création imaginative. »

[7] G. Mathieu-Castellani, Agrippa d’Aubigné. Le Corps de Jézabel, PUF, Le texte rêve, 1991.

[8] Voir J. Kristeva, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Gallimard, NRF essais, 1994, en part. pp. 207-239.

Mise en ligne : jeudi 26 septembre 2002.

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