Les parures du songe

par Claude Brunon, université de Montpellier III

Le Songe de Poliphile : tel est le titre sous lequel on désigne le plus souvent la version française, adaptée par Jean Martin de l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna [1]. Le livre est bien connu, mais peu lu. La cause en est simple : les éditions modernes de ce texte sont peu nombreuses et difficilement accessibles. Autre raison : l’ouvrage passe pour touffu, confus, presque illisible en raison de la densité des descriptions qui s’y succèdent et l’on préfère reproduire quelques-unes des magnifiques gravures sur bois qui l’ornent. Or, dissocier ainsi image et texte dans cette œuvre est une sorte de trahison, ou un contre-sens, tant ces deux modes d’expression s’imbriquent l’un dans l’autre, se complètent, échangent au besoin leurs fonctions. Et la narration est assez singulière pour qu’on s’y intéresse et qu’on s’y attarde.

Elle se présente comme une suite de rêves où le héros Poliphile recherche et rejoint Polia, son amour perdu, à travers un pays étrange semé de ruines antiques et peuplé de nymphes et de divinités. Le schéma narratif est celui de la Quête [2]. Quête inutile et d’emblée marquée par la frustration : c’est parce qu’il souffre intensément de l’absence de l’Aimée qu’au terme d’une longue insomnie, à la première page, le héros s’endort et entre aux pays du Songe. Et la Polia qu’il croit retrouver s’efface à la dernière page, dans un souffle du petit matin : « Adieu Adieu mon amy Poliphile ». Dans le modèle italien, cette séparation était marquée d’une note funèbre : la narration se fermait sur une double épitaphe de Polia, suggérant ainsi l’irréparable.

Pourtant, on aurait tort de croire que, de ce fait, le récit sonne vide. Tout au contraire, le lecteur se trouve entraîné, de vision en vision, dans un foisonnement de descriptions d’une extraordinaire minutie ornées d’images travaillées comme des ouvrages d’orfèvrerie, confortées de schémas, de plans. Comme s’il fallait rattraper par le luxe du détail un vide essentiel...

Car ce monde du fantasme est aussi celui de l’abondance. L’ornement y occupe une place prépondérante et donc aussi la parure. Nombreuses en effet sont les figures féminines, nymphes, déités, personnages allégoriques, qui peuplent les rivages et contrées du songe ; or leurs vêtements, leurs coiffures, leurs bijoux sont décrits avec la même scrupuleuse attention que le reste [3]. Leurs parures deviennent alors motif à part entière, au même titre qu’un édifice, qu’un paysage, qu’un jardin. Avec une différence toutefois : l’ornement, parce qu’il est alors celui d’une personne et d’un personnage, et non d’un monument, prend une valeur singulière et se charge de sens. Nous proposons d’en étudier ici un exemple particulièrement important puisqu’il s’agit du portrait de la bien aimée perdue et fantasmée : Polia elle-même.

Le passage se situe dans le premier livre. Poliphile a traversé maints paysages à divers périls : une rivière ténébreuse, un dragon menaçant, des « demoiselles lascives » aux charmes desquelles il a été bien près de succomber... Et voici qu’il parvient dans un locus amoenus qui n’est pas sans rapport avec les parages de Thélème (texte reproduit en annexe).

On remarquera d’emblée la construction progressive de ce portrait, qui semble en se déployant suivre le regard de Poliphile, à mesure que s’approche la Nymphe. On découvre ainsi d’abord la robe, qui dessine la silhouette de la jeune fille, puis les broderies et les bijoux qui la parent, puis sa coiffure et enfin les traits de son visage. Le chapitre se clôt sur le malaise du narrateur, saisi d’admiration devant tant de beautés mais bien conscient de la vanité de son désir.

Cette vision en apparence subjective pourrait donc livrer ici une image réaliste, une « chose vue » par le narrateur et avidement détaillée. On aura noté la précision technique du vocabulaire : petits plis couchés, toile de coton, crêpe, échancrure. Une couturière moderne comprendrait sans lexique. On retrouve dans cette description d’une femme l’exigence d’extrême exactitude qui s’affiche ailleurs dans les descriptions des édifices où les termes directement empruntés au vocabulaire de l’architecture abondent. Mais cette profusion et cette netteté du détail mettent aussitôt en danger la vraisemblance : le plan est logique mais l’inventaire est si exhaustif qu’un premier regard ne saurait en aucun cas y atteindre. Spectacle reconstitué après coup, vertige de l’écriture ou efficacité synthétique de la vision onirique ? À chaque pas, chaque page dans le Songe, on butte sur ces équivoques.

On remarque en même temps, a contrario, une sorte de flou, une incertitude surprenante. Poliphile, tout amoureux qu’il soit, hésite et tarde à reconnaître celle qui précisément est l’objet de sa quête, cette Polia qu’il vient d’invoquer et dont il ressent si douloureusement l’absence :

« De prime face je pensay et tins pour tout certain que c’estoit ma Polia : mais la façon de l’habit que je n’avoie pas accoustumé de veoir, et la qualité du lieu ou je me trouvoie, me persuaderent le contraire : parquoy ne luy osay faire semblant, et en demouray incertain. »

Remarque d’ailleurs psychologiquement fort juste, qu’un moderne disciple de la gestalttheorie ne désavouerait aucunement : hors du contexte habituel où il la rencontrait, Poliphile n’identifie plus vraiment Polia, comme si cette dernière était indissolublement liée au monde de l’expérience vécue. La Polia du Songe, recréation onirique, ne peut être qu’une Autre...

Sa tenue le signifie à l’évidence. La description souligne l’étrangeté et la richesse de la parure. Mais le souci relève-t-il bien du réalisme ? Il s’agit plutôt de susciter, à force de détails, l’image d’un vêtement hors du temps, un vêtement merveilleux. Les tissus précieux (soie azurée représentant en coleur le plumage changeant du col d’un Canart, toille de coton transparente, ce qui à l’époque est d’une grande rareté), l’or, les pierreries, les perles orientales donnent à la jeune fille un éclat presque surnaturel. Ainsi accoutrée, elle rappelle à la fois les déesses de la tradition gréco-latine et les héroïnes féeriques de la tradition médiévale et chevaleresque. Elle est d’ailleurs comparée à Venus et à Psychè, et Poliphile en vient à supposer que tant de beauté n’est point chose humaine.

La façon du vêtement confirme le caractère exceptionnel de la parure. La robe semble trop longue :

« La robe estoit joincte et serrée au corps, au dessoubz des mamelles, faisant aucuns petitz plis couchez aplat sur l’estomach, qu’elle avoit un peu relevé, ceincte sur les hanches larges et charnues, à tout un cordon de fil d’or, sur lequel elle avoit retroussé la superfluité de son vestement, taillé beaucoup plus long que le corps, tant que la lisiere venoit à fleur de terre, ou deux doigts près, et estoit encore ceincte au-dessoubz de l’estomach, pour serrer ce retroussement qui sembloit enlevé et bouffant à l’entour de son ventre et de ses flancs. »

Elle est relevée et donc triplée au niveau de la taille, puis retenue par une double ceinture haute et basse, ce qui ne correspond ni aux modes françaises ni aux modes italiennes de l’époque, qui comportent toutes un corsage ajusté sur un busc. En fait, il s’agit d’une restitution fort exacte de la tunique ou du peplos que portaient les femmes grecques. Le costume, constitué de deux pièces de tissu attachées sur les épaules et éventuellement cousues sur les côtés présentait au niveau de la taille un repli (colpos) retenu par une ou éventuellement deux ceintures. Ce détail est bien visible sur les statues et les céramiques antiques. Ainsi repris et interprété, il illustre une mode « à l’antique » dont le Songe fut le modèle et le vecteur [4].

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Figure 1

Nous sommes pourtant loin d’une froide reconstitution. L’exubérance de la parure est plus alexandrine qu’attique, plus maniériste que néo-classique. La gravure dans sa simplicité ne lui rend aucunement justice. En accord avec l’éclatante épiphanie de la bien-aimée, on attendrait ici une grande image à pleine page comme celles qui glorifiaient quelques pages auparavant l’Obélisque ou la Belle Porte [5]. Or Polia, d’abord lointaine puis plus proche, n’est qu’un silhouette dans les deux gravures qui encadrent le passage (fig. 1 et 2). Son vêtement est bien « à l’antique » ; mais la reconstitution du peplos est plutôt maladroite et avantage peu la jeune fille. On ne retrouve ni l’éclat des bijoux et des couleurs, ni la palpitation de la vie. Il apparaît que dans les deux images le motif plastique majeur n’est pas la jeune nymphe, mais bien plutôt la treille de gensemy qui guide le héros et matérialise sa progression dans la quête. En fait, le message iconique sert plutôt à jalonner le récit en suggérant le déroulement temporel et en montrant ici l’approche, la rencontre de Poliphile avec la jeune fille et leur départ de compagnie. Au message verbal revient le soin de montrer et de faire voir en imagination... Cet échange de fonctions fréquent dans le Songe est ici bien sensible. C’est le texte seul qui permet de construire une image mentale d’autant plus prestigieuse qu’elle est fantasmée et parée de tous les prestiges d’une nostalgie amoureuse. On évite ainsi les dangers d’une reconstitution désincarnée. Plutôt que d’une restitutio antiquitatis, un antiquité reconstituée selon la vérité historique, il s’agit d’une renovatio, un antiquité revécue, mieux encore : vivante.

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Figure 2

Car elle revit dans le frémissement des étoffes, l’étincellement des bijoux et la marche souveraine d’un être de chair. La statue antique est faite femme, et femme aimée. Elle s’approche, nous l’avons vu, dans un mouvement continu. Le bord de sa robe se balance au rythme de sa marche :

« Le reste pendoit jusques aux chevilles des piedz et alloit voletant pour le mouvement qu’elle faisoit à cheminer : car il estoit batu d’un petit vent ».

Botticelli, dans sa peinture du Printemps, dont la date (1476) est sans doute contemporaine ou presque de la composition de l’Hypnerotomachia. a noté le même détail, pour signifier la danse des Grâces : autour de leurs pieds la fine étoffe transparente se retrousse et semble éclater en éventail. Par cette approche dynamique et prémonitoire (Poliphile va être entraîné à la suite de la belle dans un irrésistible élan) le corps de Polia se révèle en sa belle forme et proportion. Plusieurs détails évoquent le vêtement qui cache et enferme : les deux ceintures, les trois boutons sur les hanches, les manches lyées au poignetz. Mais ils se trouvent un à un contredits par d’autres détails : la chemise laisse contempler facilement la beauté des bras à travers sa toille claire ; la jupe est fendue jusqu’en haut des hanches ; le corsage échancré ne laisse rien ignorer des trésors qu’il couvre :

« surtout je regarday ses tetins, si rebelles qu’ilz ne vouloient souffrir d’estre pressez du vestement, ains le repoussoient en dehors, formant deux petites pommes, qui (à grand peine) eussent peu emplir le creux de la main ».

Là encore, on est tenté d’évoquer les trois Grâces du Printemps de Botticelli, avec leurs vêtements impalpables et merveilleusement indiscrets.

Cette dialectique (cette érotique...) du couvert/découvert n’est pas sans évoquer encore la statuaire antique et cette technique particulière que l’on nomme « draperie mouillée » et qui consiste à représenter certaines parties du corps comme si elles étaient visibles sous un tissu transparent, en fait comme si elles étaient nues, produisant ainsi l’image paradoxale d’un vêtement qui révèle plutôt qu’il ne cache. L’efficacité érotique est certaine, qui aboutit à mettre en valeur les tétins rebelles et triomphants et la gorge éblouissante, sertie de pierreries comme un bijou. La parure n’est alors qu’un écrin destiné à attirer, puis fixer l’attention sur l’objet du désir et de là sur ce désir même, qui s’exprime par le geste fantasmatiquement esquissé : une caresse, déjà un préliminaire amoureux. Le corps de Polia, à travers la parure et grâce à elle, devient visible et (presque) palpable.

[1] L’œuvre originale est intitulée Hypnerotomachia Poliphili ; elle a été publiée à Venise, chez Alde l’Ancien, en 1499 (cf. Hypnerotomachia Poliphili, edizione critica e commento, a cura di G.Pozzi e L.Ciapponi, Padoue, Antenore, 1964 [2 vol.], rééd. 1980 ; trad. française de C. Popelin, Lisieux-Paris, 1883, réed. Slatkine, Genève, 1981). En 1546, J. Martin a donné une adaptation en français intitulée Discours du Songe de Poliphile déduisant comme amour le combat à l’occasion de Polia (Paris, J. Kerver) ; c’est cette élégante version illustrée de magnifiques gravures d’après l’original italien qui a assuré le succès de l’œuvre, dont la première édition n’avait pas fait grand bruit. Elle a été rééditée par Payot, Paris, 1926 et pour le Club des libraires de France, Paris, 1963. Cette dernière édition (avec une remarquable introduction d’A.-M. Schmidt) qui reproduit en fac-similé réduit le texte et les images de 1546 est la seule qui respecte le rythme de lecture de ce chef-d’œuvre typographique. G. Polizzi a publié une transcription modernisée donc particulièrement accessible du texte de J. Martin, avec une bibliographie (Paris, Imprimerie nationale, 1994).

[2] Cf. Gilles Polizzi, Emblématique et géométrie : l’espace et le récit dans le Songe de Poliphile, thèse de doctorat de l’Université de Provence, janvier 1987.

[3] Ainsi l’« acoustrement de soye des cinq damoyselles » (fol. 24), les tuniques multicolores, les robes de toile d’or, les bijoux des nymphes et des déesses qui participent aux Triomphes (fol. 54-60), etc.

[4] Tous les personnages féminins du Songe sont ainsi vêtus « à l’antique » (cf. fol. 28 r°, 33 v°, etc.), sauf ceux de la seconde partie qui se réfère au monde réel et montre des femmes vêtues de longues robes unies à large encolure et manches ajustées, simplement ceinturées, comme celles des dames vénitiennes à la fin du XVe s. (cf. notamment l’image de la vraie Polia dans sa chambre, fol. 152 v°).

[5] Fol. 10 r° et 13 v°.

Mise en ligne : jeudi 26 septembre 2002.

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