Les parures du songe

par Claude Brunon, université de Montpellier III

En même temps, le romancier récuse le vocabulaire habituel de la description amoureuse : on remarquera avec quelle désinvolture sont ici reprises les comparaisons pétrarquisantes si fréquentes dans les œuvres du temps. Le cou de la jeune fille ne fait que ressembler à l’albâtre et les lèvres sont seulement couleur de satin cramoisi. À la fin de la description, le lecteur est même convié à prendre une distance qui confine à l’ironie :

« Vous eussiez dict à la veoir de loing, que de ses levres c’estoit Coral, ses dentz perles orientales, son haleine Musc en perfum, et sa voix doux accord de fleuttes ».

Comment juger de telles qualités de loing et en usant de la seule vue ? Seule l’approche (ou l’étreinte) le permettrait... La mise à distance vient donc aussitôt désamorcer des métaphores déjà bien usées, qui, prises au premier degré et venant s’ajouter aux descriptions des bijoux, eussent menacé le personnage d’une pétrification, d’une réification qui eût tué tout désir.

Or la Nymphe est moins une déité que, conformément à l’étymologie de ce nom, une jeune fille (numphè). C’est cette Polia aimée et perdue qui dans le Songe accordera à son amant ce qu’elle lui avait refusé dans la vie. Renonçant au culte de Diane pour celui de Vénus, elle entraînera Poliphile jusqu’à l’île de Cythère et lui fera don de sa virginité [1]. Le Songe de Poliphile est aussi un itinéraire amoureux. Les affects de la passion et de la jouissance y sont analysés avec la même acuité que les artefacts qui jalonnent le parcours. Ainsi dans ce passage les incertitudes de Poliphile, qui, mis en condition par les entreprises des « demoiselles lascives », est partagé devant Polia entre les joies du regard et l’espoir de biens plus concrets :

« Le desir exaulceoit singulierement sa belle poictrine : à quoy les yeux s’accordoient aucunement, pourveu qu’ilz la peussent veoir plus à plein ; puis attirez de la belle contenance, l’estimoient plus que tout le reste. L’appetit y contredisoit, prisant sur toutes choses sa chevelure dorée, large, espoisse, agencée par belles ondes, entortillée en façon d’anneletz. Mes yeux s’arrestoient à leurs semblables, et les comparoient à deux estoilles luysantes au matin, environ le mylieu du ciel serein. Helas les rayons de ses beaux yeux passoient au travers de mon cueur comme deux dards tirez par Cupido quand il se met en sa cholere. Je cognoissoie bien en moy-mesme que ceste dissension ne pourroit cesser sans perdre le plaisir de regarder la belle Nymphe : ce qui m’estoit impossible, parquoy j’estoie ainsi qu’un homme pressé de faim se trouvant parmy grande abondance de viandes qu’il desire toutes ensemble, mais il n’est assouvy de nulle qui se presente ».

À travers la métaphore alimentaire, l’appétit charnel se dit ici en termes d’une belle naïveté. Charnelle aussi doit être celle qui peut le satisfaire.

L’incarnation va sans doute encore plus loin qu’on ne le lit à première vue. On voit avec quelle insistance le narrateur décrit la chevelure de la Nymphe. Elle est deux fois détaillée. C’est d’abord la définition d’une coiffure savamment négligée :

« la chevelure entortillée en façon de petitz anneletz, faisans ombrage aux deux costez des temples. La grosse flotte de perruque descendoit le long du collet, où elle estoit troussée en bonne grâce et laissant les oreilles descouvertes, qui estoient rondes et petites, pendoit jusques sur les genoux, estincellant au Soleil comme filetz d’or : car elle estoit plus belle et mieux diaprée que la queue d’un Pan quand il fait la roue ».

C’est ensuite sur elle que se focalise le désir :

« sa chevelure dorée, large, espoisse, agencée par belles ondes, entortillée en façon d’anneletz ».

Elle semble à elle seule rayonner et illuminer toute la scène.

Dans cette insistance, on peut lire un aveu de fétichisme. Mais c’est aussi (l’un n’exclut pas l’autre) une allusion à un épisode vécu de la vie des deux amants, allusion qui ne se trouve décryptée qu’à la fin du roman. Dans le livre II en effet, Poliphile et Polia échangent leurs souvenirs. Polia, après avoir évoqué ses ancêtres et laissé deviner son véritable nom (Lucrezia Lelia) raconte elle-même les circonstances de leur première rencontre, rencontre exactement située à Trévise, en l’an 1462 :

« Or advint il en ce temps que pour pigner et agencer mes cheveux, je me mey a la fenestre de ma chambre par un jour que le soleil estoit clair et luysant : car je les avoye lavez ainsi que jeunes damoyselles sont accoustumées de faire. Cependant je ne scay par quelle avanture le chemin de ce gentilhomme que vous voiez s’adressa la part ou j’estoye ; et comme il eust jecté son regard sur moy, je le vey incontinent aresté, planté tout d’une piece, ne plus ne moins que Niobé quan elle fut muée en pierre ».

Vision surprenante que celle de cette chevelure épandue au soleil, sans doute pour obtenir le fameux blond vénitien immortalisé par les tableaux de Palma et du Titien... Francesco Colonna, quel qu’il fut, prince romain ou moine de Venise, a certainement vécu cette scène, à la fois quotidienne et singulière, qui porte la marque de la chose vue. Le fantasme s’ancre dans le vécu...

La plus belle parure de Polia, sa plus sûre séduction n’est donc pas dans les artifices ni dans la richesse de son vêtement, mais dans l’éclat de ses beautés naturelles. Le mot « éclat » est celui qui s’impose. C’est le point commun de toutes les descriptions de détail, l’effet majeur du portrait. Chatoiement des étoffes brillantes rehaussées d’or, ongles vermeilz et luysans, perles et pierreries, gorge plus blanche que la neige, etc. On devrait tout citer. Une lumière court dans le texte, suggérée par des artifices proprement picturaux : l’opposition entre valeurs sombres et valeurs claires (jusqu’à l’hyperbole) dans la description des yeux :

« deux yeux rians, clairs comme les rayons du Soleil, composez de deux prunelles noires, environnées d’une blancheur tele que si l’on eust mis du laict à l’encontre, il se feust montré aussi noir comme encre ».

ou de délicates notations qui pour décrire le visage reprennent, en abyme, les effets de transparence à travers lesquels se devinait sous le vêtement le corps de Polia :

« Les joues estoient vermeillettes, embellies de deux petites fosses, aians couleur de roses fraîches cueuillies à l’aube du jour, et mises en un vaisseau de Crystal. Certes je les puis (à bon droict) comparer à celle transparence vermeille ».

La Nymphe semble pétrie de lumière.

On peut prendre cette évocation comme un trait de réalisme et penser que le modèle vivant de cette Polia était une de ces beautés rousses au teint laiteux qui ne sont pas rares en Italie du Nord et que le Titien, après Botticelli, a immortalisées. Mais cette insistance peut être aussi porteuse d’un sens qui dépasse largement les limites d’une anecdote individuelle. On pense au sens du mot Polia en grec, sens qui suggère une autre interprétation du personnage. En effet, poliospolia au féminin — signifie « blanc brillant ». Selon Pline, XXVII, 191, c’était le nom d’une pierre précieuse d’une éclatante blancheur. Le terme s’était appliqué d’abord aux cheveux blancs des vieillards — ce que n’est pas Polia... —, mais suggérait aussi le respect qu’on leur doit et les âges anciens qu’ils représentent. Polios peut donc vouloir dire « antique ». On voit le parti interprétatif que l’on peut tirer d’une telle lecture : Polia = la Gemme Brillante, mais aussi l’Antiquité perdue que l’on veut faire renaître dans une renovatio qui passe à la fois par le verbe et par l’image. Et l’on sait effectivement combien fut efficace en Europe occidentale l’influence du Songe de Poliphile et de ses gravures dans la diffusion d’un style Renaissance qui se réclamait directement de l’Antiquité.

Cette interprétation renverse alors le texte en déplaçant en quelque sorte son centre de gravité. Dans cette perspective, la quête amoureuse passe au second plan et la femme ici décrite devient allégorie. Le temps perdu n’est pas celui d’une idylle personnelle, mais celui de l’Histoire ; la quête de Poliphile l’entraîne, et avec lui son lecteur, à la recherche d’une culture morte que l’on ne saurait retrouver qu’avec un ravissement teinté de nostalgie. Cette Antiquité à peine redécouverte n’est et ne peut être qu’une ruine comme celles qui jalonnent le Songe, suggérant à la fois grandeurs et décadence. À la fin du roman, Polia semblera se dissoudre comme une petite fumée de benjouyn entre les bras de celui qui croyait la saisir. Ce lointain passé que l’on admire est à jamais hors d’atteinte. Seul le rêve permet de le recréer. Le rêve ou l’écriture.

Car on peut extrapoler et expliquer par là une des caractéristiques formelles majeures de l’œuvre. L’ekphrasis si foisonnante et luxuriante dans le Songe ne serait donc pas un ornement superflu éventuellement lassant, mais la véritable raison d’être d’un récit qui n’en serait que le support, voire le prétexte. Elle bâtit d’extraordinaires palais de mots, sculpte de saisissants bas-reliefs minutieusement décrits, détaille l’histoire, dans tous les sens du terme [2]. Est-elle seulement un ornement rhétorique, un habillage du récit ou sa véritable raison d’être ? On voit que le terme de « parure » trouve alors une extension qui dépasse largement le fragment qui nous occupe. Où est l’essentiel ? Recréer les prestiges d’une vision onirique ? Susciter, par-delà les abîmes de l’absence, de l’interdit et peut-être de la mort, les charmes d’un corps désiré ? Évoquer l’idéal d’une Antiquité perdue ? Ou ciseler un délicat bijou de verbe ? Au lecteur le soin et le plaisir de choisir...

Claude BRUNON
U. Montpellier III

[1] Il faut en effet à mon sens une bonne dose d’angélisme pour continuer à penser qu’il ne s’agit dans ce roman que d’amours platoniques et de chastes aspirations...

[2] Histoire dans la langue du XVIe s. peut tout aussi bien désigner un récit qu’une image ou un motif de broderie délicatement ouvré.

Mise en ligne : jeudi 26 septembre 2002.

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