par Claude Brunon, université de Montpellier III
(Livre premier, ch. E.) [1]
Comme après que Poliphile eut perdu de veue les demoiselles lascives qui le deslaisserent, vint à luy une Nymphe, la beaulté et parure de laquelle sont icy amplement descrittes.En ceste maniere je me trouvay tout seul, las, travaillé, et en tel estat, que je ne pouvoie bonnement juger si je dormoie ou non. Toutesfois au bout d’un temps je me recogneu et apperçeu que véritablement ma belle compagnie m’avoit abandonné : et ne peu savoir quand, ainsi que si en sursault je me feusse reveillé d’un songe. Lors regardant a l’entour de moy, je vey seulement une belle treille de Gensemy [2], toute semée de ses fleurs blanches, qui rendoient une odeur fort agreable. Là me retiray à couvert, grandement esbahy en moymesme de ceste mutation tant soudaine et inopinée, reduisant en ma memoire les choses grandes et merveilleuses que j’avoie veues et ouyes, aiant tousjours ferme esperance es promesses de la Royne qui m’avoit aseuré que je trouveroie ma Polia tant desirée. Helas Polia, disois je en souspirant. Mes souspirs amoureux retentissoient dessoubz celle verdure : et ainsi cheminant pas à pas, comme celuy qui pense et ne sçait s’il va ou s’il ne bouge, mes espritz ne se resentirent jusques à ce que je feusse au bout de la treille, qui estoit assze longue à passer.
Alors regardant çà et là, je vey de loing une assemblée de jeunes gens, hommes et femmes en plusieurs bandes, au mylieu d’une campagne grande et spacieuse à merveilles, les uns dansans, les autres passans le temps en divers actes de plaisir. Si tost que je les eu descouvertz, je m’arrestay, tumbant en doubte, à savoir lequel je devoie faire, ou passer outre devers eux, ou bien attendre, et ne bouger de là.
Adonc comme j’estoye en ce penser, une belle Nymphe se partit de la troupe, portant un flambeau ardant en sa main, et print son chemin droit à moy, qui l’attendy en affection grande, espérant avoir quelques nouvelles de ce que j’alloie querant. Ceste Nymphe s’approcha de moy avec un visage riant et de si bonne grace, que Venus ne se montra oncques si belle au beau bergier Paris, quand il luy adjugea la pomme d’or, ni la belle Psyché au dieu Cupido son amy. Certainement si j’eusse esté par Jupiter deputé arbitre sur le different des trois deesses, et que ceste Nymphe y feust venue pour la quatrieme, Venus n’en eust pas emporté le pris : car elle estoit sans comparaison plus belle et trop plus digne de la pomme.
De prime face je pensay et tins pour tout certain que c’estoit ma Polia : mais la façon de l’habit que je n’avoie pas accoustumé de veoir, et la qualité du lieu ou je me trouvoie, me persuaderent le contraire : parquoy ne luy osay faire semblant, et en demouray incertain.
Elle estoit vestue d’une robe de soye verte, tyssue avec fils d’or, representant en coleur le plumage changeant du col d’un Canart : et avoit par dessoubz une chemise de toille de coton, deliée comme crespe, laquelle sembloit couvrir des roses blanches et incarnates. La robe estoit joincte et serrée au corps, au dessoubz des mamelles, faisant aucuns petitz plis couchez aplat sur l’estomach, qu’elle avoit un peu relevé, ceincte sur les hanches larges et charnues, à tout un cordon de fil d’or, sur lequel elle avoit retroussé la superfluité de son vestement, taillé beaucoup plus long que le corps, tant que la lisiere venoit à fleur de terre, ou deux doigts près, et estoit encore ceincte au-dessoubz de l’estomach, pour serrer ce retroussement qui sembloit enlevé et bouffant à l’entour de son ventre et de ses flancs. Le reste pendoit jusques aux chevilles des piedz et alloit voletant pour le mouvement qu’elle faisoit à cheminer : car il estoit batu d’un petit vent qui l’esbransloit, le rejectant aucunes fois en arriere, pour faire veoir la belle forme et proportion de son corps, qu’elle n’estimoit pas beaucoup : qui me fit soupeçonner que ce n’estoit point chose humaine. Elle avoit les bras longz, les mains grandes, les doigtz rondz et deliez, les ongles vermeilz et luysans : ce que l’on pouvoit facilement contempler au travers de sa chemise de toille claire et flocquante à l’endroit où les braz joignent à l’espaule.
Sa robbe estoit bordée d’une frize de fil d’or traict, enrichie de pierrerie, et en semblable tout le tour de sa mante : à laquelle frize pendoient en manière de frange pluzieurs petitz fers d’or comme de fleches barbelées. Le vestement estoit fendu aux deux costez des hanches, depuis le haut jusques à bas, fermé à trois boutons, faitz chacun de six perles d’une grosseur toute pareille, enfilées en soie azurée. Son col estoit longuet et droit, ressemblant Alabastre, et se monstroit tout descouvert, pource que sa robbe estoit eschancrée sur la poictrine et bordée de la mesme frize, entrant entre les mammelles en maniere de cueur. Les manches de sa chemise estoient un peu larges, lyées au poignetz, de deux braceletz d’or, boutonnez de deux grosses perles orientales. Mais surtout je regarday ses tetins, si rebelles qu’ilz ne vouloient souffrir d’estre pressez du vestement, ains le repoussoient en dehors, formant deux petites pommes, qui (à grand peine) eussent peu emplir le creux de la main.
Sa gorge estoit plus blanche que la neige, environnée d’un collier plus riche que celuy pour lequel la desloyalle Eryphilè enseigna [3] son mary Amphiaraus. C’estoit une corde de grosses pierres precieuses meslées de perles, en maniere qui s’ensuyt. Contre le mylieu de la poictrine y avoit un grand Rubis enfilé entre deux grosses perles, de la forme et grosseur d’une Olive, reservé les perles qui estoient rondes, et un peu moindres.
Elle avoit en sa teste un chappelet de fleurs, par dessoubz lequel sortoit la chevelure entortillée en façon de petitz anneletz, faisans ombrage aux deux costez des temples. La grosse flotte de perruque descendoit le long du collet, où elle estoit troussée en bonne grâce et laissant les oreilles descouvertes, qui estoient rondes et petites, pendoit jusques sur les genoux, estincellant au Soleil comme filtetz d’or : car elle estoit plus belle et mieux diaprée que la queue d’un Pan quand il fait la roue.
Elle avoit le front hault, large et poly : puis au dessoubz deux yeux rians, clairs comme les rayons du Soleil, composez de deux prunelles noires, environnées d’une blancheur tele que si l’on eust mis du laict à l’encontre, il se feust montré aussi noir comme encre. Ilz estoient couverts de deux sourcilz deliez et voultez en quarte partie de cercle, separez et distans l’un de l’autre la largeur de deux bons poulces, plus noirs que fin veloux. Les joues estoient vermeillettes, embellies de deux petites fosses, aians couleur de roses fraîches cueuillies à l’aube du jour, et mises en un vaisseau de Crystal. Certes je les puis (à bon droict) comparer à celle transparence vermeille. Au demourant elle avoit le nez traictif, bien pourfilé, et dessoubs une petite vallée joignante à la bouche qui estoit de moyenne grandeur les lèvres un peu relevées, et de coleur de satin cramoisi ; les dentz aussi blanches qu’yvoire, toutes d’une proportion, et si proprement arrangées que l’une ne passoit pas l’autre. Amour entre elles composoit une odeur la plus soeve qu’il est possible de penser. Vous eussiez dict à la veoir de loing, que de ses levres c’estoit Coral, ses dentz perles orientales, son haleine Musc en perfum, et sa voix doux accord de fleuttes.
La veue (certes) de ceste Nymphe engendra une grande discorde entre mes sens et mon desir : ce qui ne m’estoit encores advenu pour toutes celles que j’avoie auparavant trouvées, ny pour les richesses par moy veues. Mes sens jugeoient l’une des parties de celle excellente composition estre plus belle que l’aultre : mes yeux estimoient le contraire : lesquelz furent autheurs et cause principale de ceste altercation et debat pour embrouiller mon povre cueur, qui pour leur obstination vehemente a esté precipité en trouble et travail perpetuel. Le desir exaulceoit singulierement sa belle poictrine : à quoy les yeux s’accordoient aucunement, pourveu qu’ilz la peussent veoir plus à plein ; puis attirez de la belle contenance, l’estimoient plus que tout le reste. L’appetit y contredisoit, prisant sur toutes choses sa chevelure dorée, large, espoisse, agencée par belles ondes, entortillée en façon d’anneletz. Mes yeux s’arrestoient à leurs semblables, et les comparoient à deux estoilles luysantes au matin, environ le mylieu du ciel serein. Helas les rayons de ses beaux yeux passoient au travers de mon cueur comme deux dards tirez par Cupido quand il se met en sa cholere. Je cognoissoie bien en moy-mesme que ceste dissension ne pourroit cesser sans perdre le plaisir de regarder la belle Nymphe : ce qui m’estoit impossible, parquoy j’estoie ainsi qu’un homme pressé de faim se trouvant parmy grande abondance de viandes qu’il desire toutes ensemble, mais il n’est assouvy de nulle qui se presente.
[1] Les lettres initiales de chaque chapitre composent en manière d’acrostiche l’inscription suivante : POLIAM FRATER FRANCISCVS COLVMNA PERAMAVIT qui peut se traduire : « Frère François Colonna a aimé jusqu’au bout Polia ». On y trouve le nom de l’auteur, sur l’identité duquel — moine vénitien ou prince romain ? — on discute encore et l’aveu d’un amour (comblé ?) qui défie le temps. Le chapitre qui nous occupe correspond à la lettre e de FRATER.
[2] Gensemy : jasmin.
[3] Il faut sans doute lire : engeigna.
Mise en ligne : jeudi 26 septembre 2002.